LES INGREDIENTS IMPURS DU RITUEL KULA
Versets sur les ingrédients cités dans le commentaire de Jayaratha sur le Tantrālokach. 29 d’Abhinavagupta
Ayant établi que l’impureté n’existe pas, Jayaratha cite un verset qui prépare le lecteur à la question des mets prohibés.
Cit.10b.1 « Il faut adorer cette lignée [des Parfaits] avec des ingrédients qui sont à la fois haïs par le peuple et interdits par les Śāstras, qui sont dégoûtants et méprisés. »
Les principaux ingrédients du rituel Kula sont les trois M’s : vin (madya), viande (māṁsa) et rapports sexuels (maithuna). Les tantras non-Kula y ajoutent deux autres: poisson (matsya) et graine séchée (mudrā). Le rituel peut ajouter d’autres ingrédients aussi. Jayaratha cite un verset qui les nomme:
Cit.17b.1 “Le sperme et l’urine du mâle, le sang menstruel, les fèces, and le phlegme; la chair humaine, la chair de bœuf et de chèvre, le poisson, la volaille, l’oignon et même l’ail: voilà la belle série de douze ingrédients.”
Et plus tard, lorsqu’il parle de ce qui est dénommé ‘oblation’ (caru), dont on se sert dans le rite d’initiation de l’Ānandeśvara, Jayaratha nomme les cinq ‘joyaux’, comme il les appelle, qui ne ressemblent aucunement aux neuf joyaux typiques de la gemmologie indienne : perle, rubis, topaze, diamant, émeraude, lapis lazulite, corail, grenat.
Cit. 200b.1 « Je vais parler de l’oblation située dans le corps, que même les dieux ont du mal à avoir: l’urine mâle, le sperme, le sang des règles, le phlegme et les fèces. Donc, une fois qu’il a célébré le rituel [appelée ‘ādiyāga’], il devrait obtenir l’oblation située dans le corps. »
Selon les Lois de Manuces cinq ‘joyaux’ sont impurs. « Les orifices au-dessus du l’nombril sont pur, mais ceux en-dessous sont impurs, de même que les souillures qui en sortent. »[1]« Les douze souillures corporelles sont : huile, sperme, sang, moelle, urine, fèces, morve, cérumen, phlegme, larmes, ceux qui vient des yeux et transpiration : voilà les douze souillures humaines. »[2]
Le pratiquant kaula,par contre, considère que le corps est un temple, et donc tout ce qui sort du corps est saint. D’ailleurs, c’est précisément parce que les mets sont effrayants et non pas attirants qu’il les utilise. Il n’est pas nécrophile ou coprophage ; il est parfaitement normal. Il ne rejette rien. Il accepte tout, il se sert de tout, et il s’identifie à tout. Il pratique la voie de ‘la main gauche’ qui est plus effective car elle est de nature plus sacrificielle.
Dans la voie ‘de la main droite’ le pratiquant imagine ce qui est affreux tout en se servant de ce qui ne l’est pas. Mais ceux qui se limitent à ce qui est doux et agréable se privent du côté néfaste des choses. Le sacrifice le plus authentique et digne du nom se fait par ce que le corps refuse. Le célébrant se sacrifie ; son désir naturel pour le beau et le bon est mis de côté. Il n’en fait plus aucun cas. Il proclame ainsi que la vraie béatitude se trouve au-delà du plaisant et du déplaisant qui sont transitoires. Le vrai bonheur se trouve dans la reconnaissance que ce monde entier est la forme de Śiva, et mieux encore la forme de Bhairava.
De fait, Abhinavagupta préfère l’appellation ‘Bhairava’ pour désigner le dieu suprême. Il explique le nom en Tantrāloka 1.96-100.
« [Ce dieu] porte l’univers… le nourrissant et le soutenant. …. Il en est le grondement …. Il protégé ceux qu’effraie le flux du devenir. … Par lui se produit, en raison de la grâce, la prise de conscience de la frayeur de l’existence. Il est ce qui brille chez ceux dont la pensée s’attache à la concentration sur ce qu’on nomme engloutissement du temps …. Il met fin au tourbillon du passager. Il est donc le ‘Très Effroyable’. »
Un mythe raconte que Bhairava, faussement accusé du meurtre d’un brahmane, fut condamné à fréquenter les champs crématoires. Ce séjour dans l’immonde lui accorde d’immenses pouvoirs.[3]La voie de ‘la main gauche’ est censée conférer des pouvoirs semblables.
Cela rappelle les ‘aghori’ qui hantent les champs crématoires. Comme leur nom indique, ils sont ‘sans peur’. Ils n’ont pas peur, ils ne font pas peur, car ils transcendent la peur. Rien ne leur est épouvantable, ni la mort, ni les mets dégoutants.
Les ingrédients sont « haïs, dégoûtants et méprisés. » Ils sont aussi « interdits par les Śāstras » Ce ne fut pas toujours le cas que le vin et la viande fussent interdits. Par exemple, le Śatapatha Brāmaṇadéclare, « La viande est la meilleure des nourritures ».[4]Mais à la suite de l’introduction de la doctrine de la non-violence, et de l’ascendance des brahmanes, l’abstention de la viande devint un critère de la pureté.[5]Cela dit, LesLois de Manuqui décrivent le train de vie du brahmane parfait se contredisent. Après avoir déclaré que celui qui mange la chair d’un animal en cette vie sera mangé par le même animal dans une vie à venir[6], le texte continue, « Il n’y a rien de mal à manger de la viande ou à boire du vin ou à avoir des rapports sexuels, car c’est comme ça que les êtres vivants prennent part à la vie, mais s’en détacher apporte bien des fruits. »[7]
Le pratiquant kaula ne fréquente pas les champs crématoires. Du fait que le célébrant est un gṛhastha, c’est-à-dire avec famille et métier, sa pratique a lieu chez lui, dans sa maison. Les mets horribles permettent cette transition du champ crématoire à la maison..
[1]LesLois de Manu5 :132.
[2]Les Lois de Manu5.135.
[3]Voir H. von Stietencron. ‘Bhairava’. In Vorträge / Deutscher Orientalistentag, SupplementaI, vol. 3, 1968. pp. 863-871.
[4]Śatapatha Brāmaṇa11.7.1.3. The Laws of Manu. Wendy Doniger (trans.) London: Penguin Books Ltd., 1991. p. xxxiii.
[5]Francis Zimmerman. The Jungle and the Aroma of Meats. Berkeley: University of California Press, 1987. p.2. The Laws of Manu. p. xxxiii.
[6]LesLois de Manu5.55.
[7]LesLois de Manu5.56. Jayaratha citera ce texte dans son commentaire sur la distinction entre le pratiquant kaulaet l’homme égaré. Voir le commentaire qui suit Tantrāloka29.98b.