LE RITUEL KULA
Versets cités par Jayaratha dans son commentaire sur Tantrāloka 29.18-23 ‘Le Sacrifice Quotidien’.
Dans Tantrāloka29.18-23 Abhinavagupta décrit le rite quotidien qui présente l’essentiel du rite Kula. Il sera largement développé dans les six sacrifices.
Le rite quotidien comporte quatre étapes :
- Régénération du célébrant
- Préparation des ingrédients
- Divinisation du célébrant,
- Satiation des déesses.
Dans la première le célébrant se régénère par le mantra, ce que nous avons déjà vu en étudiant le mantra. Dans la deuxième étape il prépare les ingrédients que nous avons déjà examinés.
Cit. 21d.2 « Après qu’il s’est préparé, en se servant de tout ce qui est agréable et de tout ce qui lui porte bonheur, qu’il adore le dieu sans cesse. »
Pour commencer, Jayaratha aborde le côté agréable. Les déplaisant est utile, le plaisant aussi. Le pratiquant Kula ne refuse ni l’un ni l’autre ; et il les surpasse. Cette citation sert aussi comme introduction aux versets où Abhinavagupta parle du calice qui contient les trois ingrédients essentiels du rite Kula : le vin, la viande et le fluide sexuel. Le vin et la viande préparent le pratiquant pour l’acte sexuel ; ils sont donc ‘causes’. Le fluide sexuel qui résulte du coït est ‘fruit’.
Cit. 22a.1 « On réfléchit sur la [tradition sacrée] et on se la rappelle, cette tradition dont les essences, à l’occasion de la Cérémonie de la Corde, accordent la meilleure béatitude. [Telle est la coutume] dans la tradition révélée par Bhairava qui coupe [le fil de] l’existence. »
Le coït qui produit les fluides a lieu lors de la Cérémonie de la Corde, qui est longuement décrite dans Tantrāloka 28. Les essences, c’est-à-dire les fluides sexuels, surgissent au moment de la jouissance, qui est « la meilleure béatitude ». On peut bien supposer que ce ‘fruit’ est desséché sous forme de poudre ou de granules, pour qu’il serve au rituel quotidien.
Bhairava coupe le cycle des naissances car le rite Kula accorde la ‘libération en cette vie’.
Cit. 22a.2 « L’ ‘oblation’ et la tradition orale sacrée, le discernement, l’accouplement et la cérémonie d’adoration sont tous situés dans la ‘bouche’ des yoginīs. »
L’union avec layoginīse revêt de multiples aspects. Le vagin est cet endroit sacré d’où le célébrant puise le fluide sexuel qui est l’oblation ; c’est là qu’il reçoit la tradition sacrée qui est communiquée non pas par écrit mais par expérience; la conscience étant éveillée en conséquence de cette union, le célébrant sait discerner entre le vrai et le faux, le non-duel et le duel ; l’accouplement n’est pas seulement un acte physique, il est aussi l’adoration de la Déesse qui s’incarne dans la parèdre. Cette citation décrit de façon saisissante la sainteté de l’union avec la yoginī.
Cit. 22a.3 « N’importe le cérémonial d’adoration qu’il célèbre, n’importe la récitation qu’il fait, si le corps n’est pas divinisé, tout sera ineffectif. »
Cette citation a à faire avec la troisième étape. La formule « Étant devenu dieu, qu’il adore dieu » est maintes fois répétée. Le célébrant se reconnaît véridiquement ; il agit comme le dieu ; il est le dieu. Les rites et les mantras sont peu utiles s’il ne se reconnaît pas ainsi. En se reconnaissant sans arrêt comme dieu il adore le dieu sans cesse.
Cit. 22b.1 « ‘Je ne suis pas, je ne suis pas un autre ; je ne suis que des énergies.’ Il lui faut, à chaque instant et uniquement par la mémoire, maintenir cet état d’esprit. »
Jayaratha reprend et élargit ce verset dans Sacrifice 2.
Cit. 64b.1 « ‘Je ne suis pas; tel autre n’existe pas non plus. Seules les énergies existent.’. S’il médite sur cela, ce lieu de repos, cette réalité innée, même pour un instant, alors, étant devenu un voyageur dans l’espace, il sera le compagnon des yoginīs. »
Dans le Sacrifice 2 le pratiquant place sur son corps les 24 lieux sacrés où selon la légende les membres de Satī sont tombés. Il se constitue comme la base cachée qui supporte les temples où les pèlerins viennent adorer la déesse. Toutefois le célébrant pourrait devenir orgueilleux en se voyant ainsi. Ce verset contrecarre cette erreur. Le pratiquant n’est rien. Le sentiment du soi, l’égoïsme, le sentiment d’être substantiel et inébranlable sont une erreur. Śiva est ‘Je’, mais l’être humain n’est que le résultat du jeu divin, une manifestation passagère de la śakti, qui est l’origine et la fin de toute chose.
Il en va de même pour tout autre objet dans l’univers. Toutes les śaktis sont une limitation de la divine śakti, pareilles aux étincelles qui sortent du feu et disparaissent, insubstantielles.
C’est précisément en se rappelant que « je ne suis pas » que le célébrant devient divin. Śiva est nommé ‘Akula’, ‘celui qui n’est pas Kula’, car il est sans forme aucune. Il est, mais rien ne peut être dit de lui. Il est comme le hublot au centre de la roue. Cet espace parfaitement vide donne à la roue la possibilité de tourner.
Selon cette citation si même pour un instant il se rend compte de son « je ne suis pas », le fruit est merveilleux. Il devient un « voyageur dans l’espace ». Il sort des limites de ce monde, il vole où il veut, il est libre. Il n’est plus prisonnier de son ego. Il est Śiva ; il se trouve en la compagnie des śaktis et s’en réjouit.
Cit. 22b.2 « Les déesses qui n’ont pas de représentation physique et qui désirent une représentation physique (mūrti) s’installent dans sa masse charnelle. Du fait qu’elles convoitent les meilleurs ingrédients, elles jouent avec les diverses émotions. »
Le terme mūrtisignifie ‘coagulation’. Tout existe mais tout n’est pas visible. Par exemple, le sucre dissous dans l’eau est invisible ; c’est lorsqu’il se cristallise qu’il devient visible. De même les déesses n’ont pas de forme physique d’elles-mêmes, mais il se peut qu’elles désirent se matérialiser et se révéler. Elles se manifestent donc dans le corps du célébrant.
Cette idée de coagulation se trouve dans la cérémonie du avahana. L’adorateur invite la divinité à habiter l’image de plâtre ou de bronze ou d’argile. Attirée par la ferveur de l’adorateur et la qualité des offrandes la divinité s’installe dans l’idole qui devient alors la divinité réellement et physiquement. Après avoir chanté les louanges etc., le pratiquant ‘renvoie’ la divinité, et l’image redevient un objet.
Les déesses s’installent dans le célébrant. Elles ‘jouent’, mais c’est le jeu de l’amour. Elles sont actives. Elles explorent le corps et l’esprit de l’homme pour y susciter les meilleurs ‘ingrédients’. Elles font qu’il s’éveille et qu’il se reconnaisse comme Śiva, qu’ il se rende compte de ce dont il restait ignorant. L’éveil des multiples chakras et facultés fait que le pratiquant devienne pleinement conscient de l’univers en entier. Il reconnait qu’il est non seulement Śiva mais qu’il est l’univers aussi. Il est l’univers et l’univers lui appartient. Mais il y a aussi un autre sens au mot ‘ingrédient’, c’est-à-dire la virilité sexuelle. Les déesses font que les meilleures essences, c’est-à-dire les fluides sexuels, commencent à surgir et à se déverser.
Si l’officient accomplit le rituel sans l’inspiration des déesses, les gestes seront dépourvus de force. Il sera sans engagement, le rite sera ineffectif. Si le pratiquant s’ennuie, ses actes seront ennuyeux. Le dehors et le dedans doivent coïncider et se refléter harmonieusement.
Cit. 23b.1 « Il faut répandre les gouttelettes vers le haut et de chaque côté, O Bien-aimée. »
Le célébrant se reconnaît comme Bhairava. Toutes ses émotions et ses états d’âme sont maintenant à leur comble. Il est parfaitement conscient ; ses facultés sont épanouies. C’est alors, en toute liberté, parfaitement engagé et lucide, qu’il fait l’offrande. C’est la quatrième étape du rituel journalier. Il boit du calice pour assouvir les déesses qui l’habitent et pour rende hommage au Soi, car le célébrant est lui-même le Soi. Il répand les ingrédients autour de lui pour assouvir tout ce qui existe. Jayaratha reprend cette pratique et la confirme par la citation 23b.1.