LE VIN
Versets sur le vin cités dans le commentaire de Jayaratha sur
le Tantrāloka, ch. 29 d’Abhinavagupta
L’essence du vin
Cit.13b.1 « L’alcool est la suprême Śakti ; le vin est appelé Bhairava. Le Soi devient liquide à cause de Bhairava le magnanime. »
Le mantra est la forme phonique de la divinité. De même, selon ce verset, l’alcool est la forme tangible de la Śakti et le vin la forme tangible de Bhairava. La conscience illimitée se trouve actualisée. Le Soi dévient liquide. Le Magnanime s’incarne dans le vin de sorte qu’il se transmue en vin ; le vin est divin pendant le sacrifice ; le vin constitue le moyen par excellence d’accéder au Soi.
Du fait que le dieu et la déesse, Bhairava et sa Śakti, sont inséparables, ce verset n’oppose pas alcool et vin mais prend la forme d’un hendiadys.
Selon LesLois de Manu,toute boisson alcoolique barre le chemin au ciel ; selon le Kula, par contre, elle est la divinité même. La divinité se trouve dans l’immonde; on devient divin en se mêlant à ce qui est interdit. On se divinise en se mêlant à ce que les textes sacrés interdisent, et on fait preuve d’autonomie en opposant ces lois. Dans un milieu où le vin était absolument interdit, participer en un tel rituel indique une audace extrême, et pour cette raison le rituel Kula est réservé au ‘héros’.
Le nom ‘Bhairava’ est bien choisi car il signifie la forme farouche du dieu tandis que le nom ‘Śiva’ indique sa forme bénéfique. La raison en est que Bhairava s’incarne dans le vin. Le Soi dévient liquide.
Les avantages du vin
Cit.13b.2 « Sans [le vin] il n’y a pas de libération; sans [le vin] il n’y a pas d’élan [vers la libération]; sans [le vin] il n’y a pas de pouvoir surnaturel, surtout dans la tradition de Bhairava. »
Ceux qui distinguent entre le licite et l’illicite, sont immobilisés. Ceux par contre qui n’en font aucun cas ressentent l’élan de l’esprit et reconnaissent qu’ils sont libres de toutes les entraves. Cependant, leur liberté n’est pas ce libertinage dominé par l’ego et ses fantaisies. En se servant de ce qui est interdit le célébrant fait preuve de souveraineté car Śiva, source des lois, est autonome à leur sujet. Ce n’est pas quittant cette vie qu’on devient libre, mais en identifiant le ‘au-delà’ et le ‘ici-bas’, le transcendant et l’immanent.
L’acte même de consommer la boisson, qui est Bhairava, fait que le participant soit Bhairava, et qu’il jouisse des pouvoirs surnaturels de Bhairava. Il ressent en lui-même la divinité qu’il est devenu et il en ressent la toute-puissance.
Les ‘Bhairavatantras’ sont une série de textes, dont la plus célèbre est le Vijñānabhairavatantra, étroitement liés au Shivaïsme du Cachemire. Il y aussi le Bhairavakulatantraet le Svacchandabhairavatantra.
Cit.13b.3 «O Maheśvarī, du fait que [le vin] est senti, entendu, vu, bu et touché, il donne la jouissance et la libération …. »
Les tantras prennent souvent la forme d’un discours adressé par le dieu à sa parèdre qui est ici dénommée Maheśvarī. Il lui explique que le vin, qui est connu par tous les sens, l’odorat, l’ouïe, la vue, etc. et qui est donc très matériel, a ceci d’étonnant qu’il est capable de conduire le pratiquant au niveau subtil qui est la jouissance, et au niveau suprême qui est la libération. Tout autant que les paroles d’un maitre, le vin est un moyen puissant pour avoir accès à la divinité.
Selon la tradition hindoue, les quatre buts de la vie humaine sont la religion (dharma), les biens (artha), le plaisir (kāma) et la libération (mokṣa). Les trois premiers sont réunis sous le vocable ‘jouissance’ et selon le point de vu dualiste s’opposent au quatrième, la libération, alors que la tradition non-duelle tantrique les identifie. L’essence du tantra est « de mettre le kāma – le désir – (en tous les sens du terme) et les valeurs qui lui sont associées au service de la délivrance. »[1]Le vin est l’humanisation du divin, l’incarnation de l’infini. En même temps il divinise l’humain. Jouissance et libération sont un. Le pratiquant devient libre en cette vie ; il est non-duel.
La prééminence du vin
Il ne s’agit pas de n’importe quel alcool. Selon les classifications hindoues tous les alcools, sauf le vin, peuvent être ramenés en trois genres.[2]Jayaratha cite un verset qui parle de ces trois catégories.
Cit.13c.4 « Le whisky, le rhum et l’hydromel sont dénommés ‘alcools fabriqués’. Pour l’Adepte ils font plaisir en ce qui concerne le ‘féminin,’, le ‘masculin’ et le ‘neutre’. »
Les termes ‘féminin’, ‘neutre’, et ‘masculin’ sont pris de la grammaire et se réfèrent au monde objectif, le monde des choses.
Selon la tradition Kula, telle que le conçoit Abhinavagupta, l’Adepte (sādhaka) se donne à la récitation du mantra et en acquiert tous les pouvoirs de sorte que le roi, par exemple, en dépend pour la victoire, ou que le commun des hommes le prie de leur accorder les bonheurs matériels. L’Adepte joue donc un rôle public important. Lui aussi cherche les plaisirs du monde et les pouvoirs surnaturels, mais selon Abhinavagupta, il joue un rôle mineur.
Le pratiquant Kula n’est pas tout d’abord un Adepte car il vit au plus haut niveau de la conscience non-discursive, et les plaisirs du monde, qui ne sont pas refusés, restent en second lieu. Le rapport entre la conscience est les plaisirs constitue un sujet qui revient constamment; le but est de les réconcilier, de devenir jīvan-mukta, libéré en cette vie.
Cit. 13b.5 « Le vin de raisin, par contre, est naturel et simple. Sa splendeur est bhairavienne. Le Seigneur suprême n’est ni ‘féminin’, ni ‘neutre’ ni ‘masculin’. »[3]
Les termes ‘féminin’, ‘neutre’ et ‘masculin’ se réfèrent aux genres dans la grammaire et indiquent le monde objectif, le monde des choses. Par contre le Seigneur est le sujet suprême, le ‘Je’. Il ne peut jamais être un objet. Abhinavagupta aborde ce sujet dans son commentaire sur les versets 3 et 4 du Parātriṃśikāvivaraṇa[4]où il explique la commande ‘écoute’ (śṛṇu)que Śiva adresse à sa parèdre. Il explique quel’acte même de s’adresser à un objet transforme l’objet radicalement et fait qu’il devienne ‘tu’. Abhinavagupta ajoute que le ‘tu’ devient ensuite ‘Je’, car le ‘tu’ est absorbé dans l’unique ‘Je’. Le ‘tu’ ne reste pas à l’écart et duel mais est accueilli au plus profond du Soi. L’acte d’adresser est un acte de divinisation.
Tout cela se passe naturellement, car Śiva, le sujet, se plait à s’exprimer dans l’objectivité de ce monde et ensuite à lui accorder sa grâce, de sorte que ce qui était inerte et passif redevienne pleinement conscient, le ‘il’ et ‘elle’ deviennent ‘Je’. L’acte même de s’adresser change celui qui est adressé qui devient ‘tu’ et le ‘tu’ devient finalement le ‘Je’ lui-même.
La citation souligne la spontanéité de Śiva/Bhairava. Le vin est ‘simple’ car il se fait tout seul. On n’ajoute rien ; on le laisse, et tout naturellement le jus de raisin se transforme en vin, alors que le whisky, le rhum et l’hydromel sont fabriqués, forcés pour ainsi dire, par l’homme qui change le cours naturel des choses pour satisfaire à ses besoins. Le vin, comme on a déjà vu, est le produit naturel de la vigne. Alors que les autres alcools, tel que la bière, l’hydromel et le whisky, sont des boissons artificielles, fabriquées par l’homme, le vin résulte d’une fermentation naturelle et spontanée. Tout comme les sept fluides ou humeurs du corps, chyle, sang, chair, gras, os, moelle, sperme, le vin se fait tout naturellement. En le buvant le pratiquant se met en rapport avec le monde qui provient uniquement de la main de Śiva et qui n’est pas le résultat des actions karmiques des hommes. Le pratiquant shivaïte ne cherche pas à changer le monde mais à s’y identifier. En choisissant le vin il s’immerge plus profondément dans le cycle naturel de ce monde et se conforme alors à la volonté divine.
Ce signalement de ce qui est naturel revient constamment dans le rituel Kula. Les émotions surgissent de leur propre accord ; l’éveil se fait de lui-même, l’émanation et la réabsorption de monde sont spontanées. Rien n’est forcé ou involontaire.
Le fait même d’être exclu donne au vin une qualité spéciale. On fait voir qu’on n’a rien à faire avec les traditions purement sociales qui sont le produit de la mécompréhension humaine. On utilise le vin précisent pour faire voir qu’on dépasse tous ces conditionnements. Le divin se trouve en s’associant à ce qui est naturel mais qui est rejeté comme injuste par les traditions artificielles des hommes karmiques qui se méprennent sur la valeur la réalité.
Le vin est splendide car il dénoue les liens qui engourdissent l’esprit. Du fait aussi qu’il est interdit, il laisse apparaître la gloire divine. De meme que le mantra possède une splendeur innée car la śakti l’habite.
Dans Tantrāloka37.42 Abhinavagupta louera le vin de son pays, le Cachemire, disant qu’il est ‘hautement bhairavien’ (mahābhairava), c’est-à-dire ‘formidable’, ‘bouleversant’. Il faut se rappeler de la légende de Bhairava. C’est précisément dans l’impureté que les pouvoirs sont acquis.
Cit. 13b.6 « Le rhum, l’hydromel et le whisky : Ānandabhairava [le vin] les dépasse tous. »
Le mot ‘nanda’ signifie ‘béatitude’ ; le préfixe āsignifie ‘lieu’, et donc ānandaest le ‘lieu’ où se trouve la béatitude, que ce soit la naissance d’un fils, l’assouvissement d’un désir, la jouissance sexuelle, ou la connaissance divine etc.[5]Le terme Ānandabhairavasignifie ou bien ‘Bhairava le bienheureux’ ou ‘la béatitude divine’. Le vin est la forme physique de la divinité tout comme le mantra en est la forme phonique et de ce fait il confère la béatitude. Il dépasse les plaisirs de ce monde. Il est foudroyant et épouvantable car il révèle l’insuffisance des plaisirs mondains – le rhum, le whiskey et l’hydromel – et communique la connaissance de ce qui relativise et dépasse le monde transitoire. Mais il est aussi une réalité physique. Ce qui est matériel conduit hors du matériel. Il est immanent et transcendant à la fois.
Cit. 13b.7 « Cet élément est de quatre genres qui constituent un système conforme aux quatre âges. Des quatre alcools, la béatitude [c’est-à-dire le vin] concerne la paix. »
Les quatre âges (yuga) sont Satya Yuga, Treta Yuga, Dvapara Yuga et Kālī Yuga. Le Satya Yuga est l’âge d’or, l’ère de la vérité et de perfection. Les millénaires depuis le Satya Yuga font preuve d’une corruption progressive aboutissant au Kālī Yuga, notre ère, l’ère de l’obscurité et de l’ignorance.
Les alcools fabriqués confirment cette déchéance. Seul le vin est capable de nous faire remonter ce parcours et retrouver l’âge d’or et de paix.
Le théâtre indien énumère huit émotions qui sont ‘eros’, ‘humour’, ‘dégout’, ‘colère’, ‘compassion’, ‘courage’, ‘horreur’, et ‘émerveillement’. Abhinavagupta y ajoute une neuvième, la paix, semblable à la surface tranquille du lac qui reflète le ciel et laisse voir le fond, tous les deux. Celui qui arrive au bonheur divin connait la paix qui permet à toutes les émotions leur plein effet, car elle ne s’y oppose pas, alors que celui qui est asservi à une émotion particulière est rendu incapable d’apprécier les autres. Celui-là seul qui est profondément paisible peut devenir totalement furieux, par exemple, car sa colère est pure et affranchie des émotions contraires et conflictuelles. C’est le vin qui mène hors des émotions passagères et limitées et conduisent à l’émotion primordiale ; le vin permet aussi le plein épanouissement des émotions.
Cit. 13b.8 « Tout comme Śiva-Bhairava est chef dans les rassemblées des bhairavas; tout comme, dans la réunion des déesses, Kālāntakī [‘Celle qui est à la fin des temps’] est suprême : de même ces deux [c’est-à-dire Śiva-Bhairava et Kālāntakī] sont dénommés chefs de toutes les meilleures essences. Toutefois, Bhairavanātha, le vin, est la meilleure essence, lui qui est ‘mercuriel’. »
Le développement de l’alchimie est fortement lié à la tradition des Rasa Siddha et des Nātha Siddha au moyen âge qui cherchaient les siddhas, c’est-à-dire les pouvoirs surnaturels.[6]Le fait que ‘Bhairavanātha’ peut être traduit comme ‘Bhairava le Nātha’ souligne le rapport avec la tradition des Nāthas.
Dans l’alchimie (rasāyana) indienne, le mercure était censé accorder un niveau de vigueur et de santé tel qu’il permettait aux yogis qui le consumaient de vivre des centaines d’années.[7]La citation accepte les enseignements au sujet du mercure. Qu’en est-il du vin ? Est-il inferieur au mercure ?
Il se peut que le mercure accorde les pouvoirs tel que la vie et l’immortalité, mais le vin le surpasse car lui aussi donne force et santé mais il accorde de surcroit l’accès à la conscience suprême. Il est donc la meilleure essence; il est ‘mercuriel’. ‘Rasendra’, ‘Maitre des essences [de l’alchimie]’, est un des noms de Śiva-Bhairava. Inutile donc de se lancer dans les insuffisances et les complexités de l’alchimie.
Jayaratha sait bien qu’il faut défendre l’usage du vin, moyen scandaleux. Il faut le justifier en démontrant son efficacité, car ce qui est plus effectif est pour cette raison plus vrai. La preuve se trouve non pas dans le raisonnement mais dans l’expérience. Le vin est plus simple et plus efficace. Le tantra et partant le Kula se vantent d’être le moyen le plus rapide et le plus facile de parvenir a l’état de libéré vivant.
Cit. 13b.9 « Toujours cher à Bhairava et à la assemblée nombreuse des Mères …. »
Qui sont ces mères ? Le verset est incomplet mais il se peut qu’elles soient les ‘Sept Mères’, Brahmāṇī, Vaiṣṇavī, Māheśvarī, Indrāṇī, Kaumarī, Vārāhī,Cāmuṇḍā, à qui on ajoute une huitième, Nārasiṁhī. Il y a aussi les dix déesses, les Daśamahāvidyā, qui sont Kālī, Tārā, Tripura-sundarī, Bhuvaneśvarī, Chinnamastā, Bhairavī, Dhūmāvātī, Bagalāmukhī, Mātaṅgī, et Kamalā. Il y a bien d’autres listes. Les ‘Mères’ possèdent tous les pouvoirs, et sont l’objet particulier des rites tantriques. L’adorateur espère bénéficier de leurs pouvoirs en leur offrant le vin. On verra plus tard, à la citation 13b.24, que si le célébrant manque de leur offrir le vin, le yoginīs s’affaissent et deviennent comme des animaux.
Le vin est cher à Bhairava car il est le dieu du vin. Il est cher aussi aux Mères qui le préfèrent à cause de sa prééminence sur les autres alcools et le mercure. Ce verset conclut la section sur la supériorité du vin.
Les sanctions
Cit. 13b.10 « S’il manque d’adorer le dieu Bhairava, s’il manque de rassasier les mantras, s’il boit comme un animal attelé qu’on désaltère, même un héros ira en enfer. »
Le ‘héros’ est le célébrant du rituel Kula par excellence, car il a le courage d’utiliser les mets interdits. Mais il lui faut suivre les rites usuels, c’est-à-dire, adorer son dieu et rassasier les ‘mantras’, c’est-à-dire les déesses. Elles sont rassasiées par le vin. S’il néglige ses devoirs et boit du vin comme un animal il sera condamné aux enfers. Toutefois, la condamnation n’est pas éternelle car l’enfer est un lieu de punition d’où on peut s’échapper, tout comme le séjour au ciel n’est pas à jamais car on peut en échouer.
Le terme ‘héros’ est sans référence aux castes. Tout le monde peut devenir un héros, pourvu qu’il prenne part au rituel Kula quipermet l’égalité qui élimine et surpasse les castes.
Cit. 13b.11 « Un brahman qui assiste à une cérémonie Kula or même un guerrier, si le vin ne l’a pas touché, doit faire un rite de réparation. »
Bien que l’alcool soit la boisson caractéristique du serviteur, les autres castes s’en servent aussi. Le rituel Kula ne tient pas compte des castes. Toutefois il se peut qu’un brahman, épouvanté par l’idée de boire de l’alcool le refuse. Les Lois de Manulaissent savoir que boire du vin pendant le repas rend impur. [8] Même toucher le vin inconsciemment exige le renouveau de l’initiation.[9]Ce verset dit le contraire.
Cit. 13b.12 « Si l’arôme du vin et de la viande lui manque à la bouche, il est réduit à l’état d’un animal attelé. Il doit célébrer un rite de réparation. »
LesLois de Manuavertissent que l’acte même de sentir l’odeur du vin fait perdre sa caste au brahmane.[10]Ici aussi le rituel Kula n’est pas d’accord.
Le moment propice
Il ne s’agit pas de consommer le vin n’importe quand. Son usage se fait uniquement pendant le rite. S’en servir en dehors du rite est l’affaire d‘ivrognes.
Le texte suivant est mal souvent mal traduit et mal compris : « Bois, bois, et bois encore chaque fois que tu tombes. Mets-toi debout et bois encore. Tu seras enfin libre du cycle des naissances. »[11]La ‘chute’ signifie la faiblesse de la kuṇḍalinī,c’est-à-dire de la déesse en forme du serpent qui se replie dans premier chakra, le mūlādhāra,au lieu de se dresser et de parvenir au sommet de la tête, le sahasrāra, où elle s’unit avec le dieu et jouit de la béatitude infinie. S’il y a une ‘chute’ il faut faire usage de ce qui est interdit, le vin, pour ranimer l’esprit.
Ce même genre d’injonction se trouve vers la fin du chapitre 29, les vv. 282-283, les participants doivent consommer l’ ‘oblation’ de nouveau pour que le rite ne soit pas en quelque sorte défectueux. Il ne s’agit pas de s’enivrer.
Cit. 13b.13 « S’il ne boit pas d’alcool pour un jour ou pour une demi-journée, pour le quart d’un jour ou même le huitième d’un jour, l’homme devient un pénitent. »
Cit. 13b.14 « La meilleur consommation [de vin] est celle qui se fait à chaque occasion. Celle de valeur moyenne se fait aux ‘conjonctures’. La pire a lieu seulement une fois par mois. Si moins que chaque mois, il devient un ‘animal attelé’. »
Le chapitre 28 du Tantrāloka décrit la phase initiale (ādiyāga) où les substances utilisées dans le sacrifice Kula sont préparées. Elles seront utilisées dans la phase suivante (anuyāga), le rite célébré avec la parèdre en chapitre 29. Les substances sont consommées aussi dans le ‘Sacrifice du Cercle’ où les pratiquants du Kula se réunissent avec leur gourou. Ce Sacrifice du Cercle est décrit en Tantrāloka28.60b-111. Il a lieu fréquemment : après un décès, pendant une conjoncture astrale, à l’occasion d’une fête ou d’un mariage, à l’anniversaire de la naissance du gourou, etc. Le vin est utilisé aussi dans le rite quotidien et dans un rite dit ‘optatif’. L’usage est donc fréquent. Ces versets ne signifient pas que le pratiquant doit en boire beaucoup mais qu’il doit en boire souvent. Si non, il ne sentira pas l’effet libérateur du rite ; il deviendra comme tout le monde, un ‘animal attelé’.
Mais ce n’est pas n’importe quel vin consommé à n’importe quel moment. Car l’usage du vin est réservé au moment du rite. Il est consacré. S’en servir en dehors du rite est l’affaire d‘ivrogne.
Les castes
Cit. 13b.15 « Pour les brahmanes [la cérémonie se fait] avec le bois de santal ; avec du safran pour les guerriers, avec du camphre liquide pour les paysans, avec de la liqueur gâchée pour les serviteurs, O Bien-aimée. »
L’alcool fut particulièrement associé avec la classe au plus bas de l’échelle sociale, avec ceux qui se trouvaient exclus de l’initiation sanctifiante. C’est précisément leur boisson – gâchée de surcroit – qui devient la boisson préférée du rituel Kula. Ce qui est méprisé devient le moyen d’atteindre la divinité. Le pratiquant s’identifie donc à la servitude. Le rituel renverse l’ordre social
Cit. 13b.16 « [L’alcool est utilisé] à l’occasion de l’initiation d’un brahmane, pendant la bataille au cas d’un guerrier, pour la bénédiction de la terre pour un paysan, pour le rituel funéraire d’un esclave. »
Ce verset souligne que l ‘usage de l’alcool s’applique à toutes les castes malgré les interdictions. Pour le brahmane c’est au moment de l’initiation qui lui confère le pouvoir spirituel dans les rites ; quant au guerrier, c’est pour lui donner courage et force au moment de la bataille; quant au paysan, c’est parce que le vin symbolise le sperme divin qui fait fructifier la terre. Le vin est utilisé pendant le rituel funéraire du serviteur, car sa servitude prend fin alors et il peut espérer renaitre dans une caste supérieure. Pour lui, la mort signifie la libération.
La citation 13b.16 prépare le texte suivant qui condamne la limitation de l‘usage du vin.
Cit. 13b.17 « Du moment que [l’alcool] fut gâché par le Maitre des démons, depuis ce temps-là la répartition des castes fut divulguée. L’usage de la boisson est permis pendant le sacrifice Sautrāmaṇi des brahmanes, pendant une grande bataille au cas des guerriers, pendant le travail aux champs et lors d’une grande célébration en famille ou d’une réunion des amis pour les paysans, à la fin de rituel au champ crématoire pour les esclaves, à l’occasion d’un mariage ou de la naissance d’un fils.
Une telle division de la boisson, O Belle, est l’affaire des gens trompés. Mais pour ceux qui ont sont initiés dans la tradition de Śaṅkara et dans la tradition de la déesse, qui obéissent à la commande du gourou, qui se retirent [du regard public], qui s’absorbent dans la récitation et l’adoration, qui sont experts en connaissance et discernement, dont l’esprit est honnête et sans gourmandise: ces deux fois nés ne sont jamais hostiles [à l’usage] constant [du vin], O Bien-aimée. »
La citation 13b.16 semble dire que l’usage du vin est lié aux moments précis de la vie. La citation 13b.7 corrige ce malentendu possible. L’usage de l’alcool dans le rituel Kula n’a rien à voir avec les occasions de la vie ordinaire.
Le premier paragraphe précise que le dégât du vin et la division en castes eurent lieu en même temps. Cette constatation contredit l’histoire de l’origine des castes décrit dans leṚg Veda10.90 qui parle de l’Homme Cosmique qui se sacrifie et de sa bouche sortent les brahmanes, de ses bras les guerriers, de ses jambes les paysans, et de ses pieds les serviteurs. Non, c’est le Maitre des démons qui a réparti les castes !
Le texte continue et implique Indra, le dieu principal du Ṛg Veda, qui est le créateur et sauveur, et en quelque sorte le maître des dieux. La légende relate que Indra but une quantité excessive de soma, la boisson sacrée du Veda. Il avait besoin d’être purgé. Cet épisode est célébré à la Sautrāmaṇi, fêtementionnée dans le Yajur VedaBlanc, ch. 19-21, qui comprend une oblation de sura, liqueur extraite de diverses plantes. Il est normal donc que les brahmanes, les représentants de dieux, se servent de l’alcool pendant leurs rites. Tout cela veut dire que le chef des dieux aimait l’alcool et que l’usage de l’alcool est autorisé par les textes plus vénérés.
Toutefois, l’utilisation décrite dans le premier paragraphe est limitée. La citation proclame que cette restriction est « l’affaire des gens trompés », car elle impose des contraintes à la liberté. Pour les pratiquants du rite Kula par contre, qui jouissent de la liberté divine, il n’y a pas de restrictions. L’usage peut être constant, c’est-à-dire, à la lumière des citations 13b.13 et 13b.14, pendant le rituel Kula.
Le terme ‘deux-fois né’ ne s’applique strictement qu’aux trois castes supérieures qui furent nés pour la première fois de la matrice maternelle, et une deuxième fois lors de l’initiation védique. Mais dans le sacrifice Kula ce système de castes ne compte plus, car le rituel Kula admet tout le monde. Les serviteurs tout autant que les membres des autres castes adorent Śaṅkara,c’est-à-dire Śiva; ils adorent la déesse, ils obéissent au gourou, ils agissent en secret et ils s’adonnent à l’adoration et la récitation. Eux aussi sont donc essentiellement deux-fois nés, même sans avoir reçu l’initiation.
L’adhérent du Kula n’est pas conformiste. Comme dit le verset bien connu:
“Il est secrètement un kaula, extérieurement un Śaivasiddhāntin,mais en public il suit les Vedas.”[12]
Il se sent forcé de célébrer les rites en secret car l’opprobre publique lui serait insupportable. Il n’observe pas le système des castes pendant le rituel secret, mais il continue à le soutenir en public. De plus, le secret, tout comme la proscription, ajoute à l’efficacité du rite. Il n’est pas un révolutionnaire ; il ne cherche pas à changer l’ordre social. Au contraire, il a besoin des distinctions entre les castes pour qu’il puisse faire voir qu’il les dépasse. Il est donc complice.
Les autres instruments du culte
Les pratiques rituelles varient énormément en Inde, mais d’habitude on se sert de parfums, fleurs, encense, lampes, et offrandes de nourriture comme l’orge et le riz. Les versets qui suivent soulignent le fait que ces objets ne sont pas nécessaires mais que le vin est indispensable. Jayaratha se sent obligé de citer cinq versets qui disent la même chose, tant la coutume habituelle est dominante.
Cit. 13b.18 « Mets d’un côté toutes les oblations, de l’autre uniquement le vin. Le [sacrifice] peut être célébré même sans oblation. Sans le vin il n’est jamais possible. »
Cit. 13b.19 « Le culte est célébré tous les jours sans ces [autres] ingrédients. [S’il est célébré] sans ce seul [ingrédient, c’est-à-dire] sans le vin qui est Seigneur, [le culte] devient inefficace. »
Cit. 13b.20 « Si l’offrande de fleurs et d’encens etc. fait défaut, O Sulocanī, il faut qu’il rassasie le mantra avec de la liqueur. »
Cit. 13b.21 « O Déesse, à quoi bon utiliser d’autres combinaisons d’ingrédients acceptables au sacrifice ? Ils ne valent pas la seizième partie d’une seule [goutte] de l’ambroisie-de-la-main-gauche. »
Ce verset fait voir que ce qui compte c’est l’usage tant soit peu d’un breuvage strictement interdit. L’euphorie causée par le vin n’est pas exclue, mais elle est sans grande importance. Le mot ‘seizième’ signifie tout simplement ‘minuscule’.
Cit. 13b.22 « La coupe, la fleur, l’encens, la lampe, et l’offrande, n’importe quel ingrédient ‘héroïque’ etc.: tout est basé sur le vin. »
En somme
Cit. 13b.23 « O Bien-aimée, celui qui désire la présence [divine] devrait, toujours et partout, adorer le Seigneur des śaktis en compagnie de ses śaktis en se servant uniquement du vin. »
Le Seigneur du monde est Akula (a-Kula) car il n’est pas Kula, il n’est pas la déesse. C’est d’elle, la Sakti, que les autres śaktis émanent. Le Seigneur unique se trouve alors entouré de toutes ces śaktis qui le vénèrent et se soumettent à lui. Akula y prend plaisir tout comme il se plait en la déesse, sa Kula.
Le pratiquant adore le Seigneur par l’usage du vin et par conséquent il entre en la présence du Seigneur. Il devient lui-même le Seigneur, et donc lui aussi il est entouré de toutes les śaktis. Au verset 29.79 du Tantrāloka, Abhinavagupta parle du célébrant qui est devenu ‘le seul maître du Kula’, ‘le Seigneur des śaktis’,et qui rassasie toutes les śaktis. Lui qui est sans forme adopte ainsi toutes les formes. Celui qui n’est rien est désormais tout. Le pratiquant atteint l’apogée de la divinité.
Les punitions
Si le célébrant se sert de vin il est divinisé, sinon il est puni.
Cit. 13b.24 « Les yoginīs de celui qui adore la trace des ‘pieds’ sans utiliser de l’alcool s’affaissent et dévorent sang et chair. »
Le mot kulasignifie non seulement la tradition, mais aussi le monde entier qui est sujet à la déesse, celle qu’on nomme Kula par excellence. Elle régit sur d’innombrables kulaou familles qui sont elles aussi régies par des déesses inferieures, les yoginīs. Le culte de yoginīs fut une des sources de la tradition Kula. Elles sont farouches et en même temps elles sont la source d’immenses bienfaits.
Il faut que le célébrant adore les yoginīs, c’est-à-dire qu’il ‘adore la trace des pieds’ carles empreintes ou les pieds sont l’objet de vénération dans la tradition hindoue. Plus précisément, il faut que le célébrant rassasie ces hordes d’ogresses avec les mets affreux, même avec les liquides vitaux de son propre corps. Il s’approprie alors leurs pouvoirs et devient leur maitre. Mais si le pratiquant ne leur offre pas le vin, même s’il leur offre ces autres substances horribles, elle se vengent, et insatisfaites par le vin mangent la chair et le sang, de l’adorateur on peut supposer.
Cit. 13b.25 « Sans le vin, O Déesse, ils ne seront jamais parmi les Parfaits. Selon l’enseignement du Thohakāsails seront à jamais exclus du kulade Svayaṁbhū. »
La tradition Kula distingue entre trois courants, le courant des dieux, le courant des Parfaits, et le courant des humains. Le but des humains, selon la tradition Kula, est de faire partie des Parfaits et avec eux de se réunir avec les yoginīs, les parèdres par excellence et d’en jouir les bienfaits. Sans le vin le célébrant est exclu des Parfaits. Il ne sera jamais reçu dans la compagnie des Parfaits dont le chef est Śiva, appelé ici Svayaṁbhū, dont le nom signifie ‘Celui qui est sa propre cause’, ‘Celui qui se manifeste de par lui-même’.
Citation suivant le verset73b-75a[13]
Il faut ajouter ii une citation qui qui est située plus tard dans le commentaire de Jayaratha.
Cit. 75a « Il faut soigneusement éviter les Siddhāntas, les Vaiṣṇavas, les Bouddhistes, les Vedāntins et ceux qui suivent le Smārta parce qu’ils sont des ‘bêtes attelés’. Ils abandonnent la présence divine qui provient du contact avec la boisson non-duelle. Ils s’en détournent. Ils sont sans vie, privés de vie. »
Toutes les autres écoles qui se trouvaient au Cachemire à cette époque sont rejetées. En premier lieu, la tradition principale de la vallée, le Śaivasiddhānta, qui proclamait qu’on devient ‘comme Śiva’, mais, à la différence du Shivaïsme du Cachemire, on ne se reconnait pas être Śiva lui-même. Ils sont tous rejetés en tant que ‘bêtes attelés’, sans liberté et sans illumination. Ce jugement est sévère. La raison en est qu’ils distinguent entre le pur et l’impur, entre le licite et l’illicite et partant que tous se récusent de prendre part à la boisson interdite. L’usage rituel du vin devient alors le signe qui distingue les pratiquants du Kula.
Ceux qui refusent l’impureté sont impurs et impuissants. Ils sont bornés, leurs idées sont restreintes. Ce n’est qu’en prenant part à l’horreur que le dépassement et l’élévation en résultent. On arrive à l’état de Śiva ; on fait voir qu’on lui est identique. La consommation de ce qui semblait donner la mort à l’âme révèle la vie qui était cachée, et transforme l’être limité. Le participant se vivifié par le vin alors que les bouddhistes et les autres ne le sont pas. Ils ne viennent pas en contracte avec la source de la vie ; il ne sont pas ‘libérés en cette vie’ (jīvan-mukti), « ils sont privés de vie» (jīva-varjitāḥ).
[1]Formule de Madeleine Biardeau citée par André Padoux, in Recherches sur la symbolique et l’énergie de la parole dans certains textes tantriques. Paris: Institut de Civilisation Indienne, 1975. p. 5.
[2]Consulté le 24 séptembre, 2017 en https://archive.org/stream/wineinancientind00boserich/wineinancientind00boserich_djvu.txt
[3]TĀVp. 3300.
[4]Cf. John R. Dupuche. ‘Person-to-Person: vivaraṇa of Abhinavagupta on ParātriṃśikāvivaraṇaVerses 3-4’. In Indo-Iranian Journal44 (2001)1–16.
[5]J. A. B. van Buitenen. ‘Ānandaor All Desires Fulfilled’. History of Religions, 19 (1979) 27-36. P. 32.
[6]David Gordon White. The Alchemical Body. Siddha Traditions in Medieval India.Chicago: University of Chicago Press. 1996. p. 2.
[7]David Gordon White. The Alchemical Body. Siddha Traditions in Medieval India.Chicago: University of Chicago Press. 1996. p. 9.
[8]The Laws of Manu11.71.
[9]The Laws of Manu11.151.
[10]The Laws of Manu11.68.
[11]Kulārṇavatantra 7 :100.
[12]Cf. Jayaratha ad Tantrāloka4.24, et 251, vol. 3, p. 27 et 28. Abhinavagupta. (tr.). Padoux, A.La Parātrīśikālaghuvṛtti de Abhinavagupta. Paris: E. de Boccard, ?? 1975.
[13]TĀ29.73c-75b est la paraphrase d’un texte du Mādhavakula(Jayadrathayāmala, Ṣaṭka4, f. 127v2-6). Sanderson, ‘A Commentary’, p. 110 bas de page 63.